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Je suis la Montagne. Pas la montagne des confins de l'Altaï ou de la Patagonie. Non, tout simplement, la montagne entourant de ses bras d'ogre familier les grandes villes où vont et viennent, tels des colonies de fourmis affairées, des humains de toute sorte.
Je ne sais pas ce qui se passe. Depuis quelques jours, on me laisse seule. Ou quasiment. Je suis dans l'état où j'étais il y a une centaine d'années. Seule. Oh, je ne vais pas me plaindre, je suis juste intriguée. C'est arrivé si soudainement. Et on est quand même censé être à l'acmé de la saison de randonnée à skis (ou de skis en randonnée, comme vous voudrez) ! Le soleil a rarement été aussi généreux, sans verser dans l'excès, bon regel nocturne, zéro risque d'avalanche. Alors ? Et quand je regarde à mes pieds, l'impression d'étrangeté qui monte vers moi me donne des frissons. Les rues, auparavant grouillantes, ne voient plus passer que quelques silhouettes hâtives, jetant de ci de là un regard on dirait apeuré et quelques automobiles avançant prudemment alors qu'elles ont toute la chaussée pour elles. Alors, une onde d'inquiétude de celle que procure, fort à propos, une musique de film d'horreur, traverse mes névés déserts qui seraient pourtant encore, plus que décemment, skiables. Et ne me dites pas que je n'ai sans doute jamais vu de film d'horreur ! Vous feriez alors peu de cas de tous les drames qui peuvent se jouer dans la montagne parmi les hommes et les bêtes. Oui, je suis inquiète : on me laisse seule par grand beau temps alors qu'en cette saison on me rend normalement visite 7jours/7 à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit : quand les uns viennent pour un « avant-taf » (c'est ainsi qu'ils disent, moi, je ne sais pas ce que c'est qu'un « taf ») ceux qui sont venus pour un « après taf » viennent juste de rentrer et au milieu s'échelonnent les matinaux suivis de ceux qui n'arrivent pas à sortir du lit. Jamais la paix et maintenant, du jour au lendemain, toute la paix, une paix qui ressemble à la paix éternelle.
Je ne sais pas ce qui se passe. Les animaux de la montagne avancent à présent sans crainte. Le renard a du mal à raser les lisières et cherche ses taupes en plein jour sur les versants sud dénudés. Les chevreuils traversent les petites routes qui serpentent dans les bois sans plus regarder ni à droite ni à gauche. Les chamois gambadent en-dehors de leurs parcs habituels style Prairie de la Dent de Crolles abandonnée par ses sillonneurs compulsifs. Ne manquent que les marmottes qui dorment encore du sommeil des justes ignorants, ne se doutant de rien. A tout ce petit monde j'ai envie de dire : prudence tant qu'on ne sait pas ce qui se passe ! Ils sont partis soudainement, malheur à vous s'ils reviennent tout aussi soudainement.
Le WE du 14/15 mars, tout était encore « normal ». 48 courses enregistrées le samedi sur ST, 46 le dimanche. Chacun avait encore l'air content de moi - et surtout de lui - qu'il ait fait quelque chose de grandiose ou pas, atteint son objectif ou pas. Les animaux se tenaient encore à carreau. C'était globalement un WE d'insouciance comme les précédents par beau temps, bonne neige et autorisation de sortie accordée par bobonne. Pourtant, il y avait déjà quelque chose dans l'air. Certains se demandaient s'ils étaient à leur place, si c'était bien juste de venir et laissaient même entendre que non, dorénavant il se pourrait bien qu'ils ne viennent plus. Bizarre, alors que pendant des décennies je n'ai jamais entendu ce genre de réflexion.
Le 16 mars, d'accord on était un lundi mais quand même, là j'ai bien compris que quelque chose d'inhabituel, peut-être quelque chose de terrible était en train de se passer. Le passant s'est fait rare. Et le soir, une seule sortie était enregistrée sur ST et les commentaires se révélaient aigres-doux alors que le contributeur fait habituellement consensus de par la qualité de ses prestations (course, photos et récit). Certains, habilement, pour ne pas se faire remarquer sans doute car la lapidation n'est jamais très agréable pour celui qui la subit (en général c'est d'ailleurs plutôt celle que celui) donc certaine s'est « associée » à une sortie faite la veille, peu regardante pour une fois sur la complétude du compte-rendu. J'ai alors jeté un coup d'oeil par-dessus la première épaule venue (des épaules, j'en ai plus que vous les humains qui, malheureux !, n'en avez que deux pour porter votre barda et tous les soucis qui sont à présent les vôtres) et j'ai vu que le quasi désert d'en-haut n'avait d'égal que le quasi désert d'en-bas.
J'ai alors essayé d'en savoir plus, espérant que quelques uns viendraient malgré tout le mardi et que, écoutant aux Portes de Montmélian ou au col de Porte, qu'importe - bien que ce ne soit pas dans mes habitudes tant le niveau des conversations est généralement affligeant – j'en apprenne davantage.
Et je n'ai pas été déçue.
La lune croissante et montante nimbe la neige qui couvre mes épaules et les dômes de ma ligne de crête alors que les échancrures de mes vallons restent dans une ombre maléfique. Moi, la Montagne, je suis là depuis des lustres, pas toujours la même mais immuable quand même. La lune est bien entendu mon amie puisqu'elle me met en valeur ! Et les humains le savent. Humains dont quelques spécimens, d'année en année plus nombreux et plus audacieux, viennent me rendre visite régulièrement ou sporadiquement, sereinement ou compulsivement. Il y a de tout. Parmi eux, beaucoup m'aiment avec la lune, il y a même des fétichistes. Il y a deux semaines à peine, elle a été photographiée merveilleusement par un contributeur. C'était si bien fait que si un Moonwalker avait été à l'oeuvre, on aurait pu distinguer sa gracieuse évolution.
Je n'ai jamais su si je devais me réjouir de ces visites – on est toujours honoré si on vous prend en amitié, non ? - ou m'en méfier, parfois je me sentais plus utilisée qu'aimée. Maintenant, je vais savoir.
Si j'ai appris ce qui se passe, c'est que certains irréductibles ont continué à venir. Je ne nommerai personne, on ne trahit pas ses amis. Certains ont tiré leur épingle du jeu, d'autres ont payé le prix fort. Une sortie c'est maintenant, si j'ai bien compris, la roulette russe avec trois alternatives : ou ils ne se font pas prendre et n'ont pas d'accident et c'est gagné, ou ils se font prendre ou ont un accident et alors ils prennent cher, ou alors ils se tuent et là ils ont tout perdu. Mais je ne leur jetterai aucune pierre, je me mire assez souvent dans les lacs et les méandres des ruisseaux pour connaître ma beauté et mon charme irrésistible. S'ils se tuent, c'est juste dommage pour ceux dont les yeux et les cœurs seront noyés pour longtemps, parfois pour toujours. Mais ça c'était déjà vrai avant.
Donc, ceux qui sont encore venus sans en faire aucun compte-rendu, ST ayant été bouclé avec l'ordre de confinement, eh bien ils ont parlé. Parlé entre eux - j'ai surpris maints conciliabules - et certains même, visiblement perturbés, monologuaient entre leurs dents. Ce n'était pas très audible mais je crois avoir compris l'essentiel et c'est énorme.
Figurez-vous qu'ils ont attrapés un virus ! Et pas n'importe lequel. Certains disent que c'est à cause du pangolin. Vous pensez bien que je ne sais même pas ce qu'est un pangolin, une espèce de croisement entre le lézard et le hérisson peut-être. Et ce virus les rend tellement malades qu'ils n'ont plus le droit de venir me voir, non pas de peur de me contaminer (s'ils avaient soin de ma santé ça se saurait!) mais parce que s'ils ont un accident ils prennent un lit pouvant être nécessaire à des contaminés. Normal. Faut quand même qu'il y ait une hiérarchie, des priorités, sinon où va-t-on ?
Si je suis sincère, je dois dire qu'au fond de moi la compassion pour leur lamentable situation coexiste avec un sentiment pas joli joli : la « Schadenfreude » comme l' appellent les teutons, terme qui n'a pas d'équivalent satisfaisant en français comme si les français étaient incapables de se réjouir du malheur d'un autre ! Pourquoi, si je me laissais aller, j'éprouverais ce vilain sentiment ? Eh bien, je vais vous le dire.
Depuis trop longtemps maintenant, ils abusent de moi. Certains m'aiment sincèrement et me respectent. Ceux-là sont aussi tristes que moi de voir qu'on ne songe qu'à m'exploiter.
Ils ont fait grimper leurs villes surpeuplées jusqu'à mes pieds, parfois même un peu plus haut.
Ils ont barré mes torrents pour que la fée électricité entre dans toutes leurs maisons, puis pour que toutes les pièces restent éclairées comme à Versailles, enfin pour que tous leurs objets connectés puissent être rechargés chaque soir.
Ils ont construit des refuges qui, de cabanes pour se réfugier, sont devenus des hôtels pour se prélasser et se goinfrer. Des hélicoptères tournent tout l'été pour approvisionner, pour apporter des boissons de toutes sortes et des sandwichs que chacun pourrait mettre dans son sac, pour enlever les déchets que chacun pourrait lui-même ramener en vallée. Contournant les massifs, des voitures transportent même des bagages totalement inutiles d'un refuge à l'autre, polluant mes vallées pour des futilités.
Ils ont balafré mes pentes de pistes pour approvisionner de nouveaux hébergements d'altitude et transporter en moto-neige le matériel que les sportifs nouveaux ne veulent plus transporter eux-mêmes.
Ils ont coupé des arbres pour planter des forêts de téléskis, dynamité des crêtes pour y installer des gares de téléphériques, créé des villes là où il n'y avait que des hameaux, pompé l'eau pour les habitants friqués et sans scrupules de ces villes saisonnières, défiguré les paysages et pollué les vallées. Ils m'ont vendue au plus offrant alors que je me donnais à tous.
Et vous voulez que je sois totalement mécontente de ce qui leur arrive maintenant ?
Parlons pour finir de ceux qui viennent à moi par des moyens honnêtes. La plupart, on ne peut pas leur en vouloir de venir rejeter quelques particules fines jusqu'aux parkings de bout de route. Comment viendraient-ils là sans leur voiture ? Leurs gouvernants n'ont jamais pensé navette ou minibus à horaires fréquents. Ça existe pourtant, juste à côté, en Suisse. Bien sûr, il y a quelques valeureux qui enfourchent leur vélo, arriment leurs skis et c'est parti pour une grosse journée. Mais ça, je peux le comprendre, ce n'est pas à la portée de tout le monde.
Donc, ils viennent avec leur voiture parfois à plusieurs, parfois seuls. Là non plus, je ne dis rien : venir à moi est pour certains une démarche quasi mystique. Impossible à partager. Ceux-là marchent en silence, attentifs à tout ce qui vit sous mon aile, goûtent la paix de mes sommets, s'ils la trouvent, la paix ou alors s'éloignent discrètement derrière l'une de mes bosses pour ne rien voir d'autre que moi et écouter mon silence. Ils sont venus pour moi, pardi, pas pour faire la causette sur la Place Grenette ! Certains arrivent en courant, grimacent un sourire pour le selfie, ajustent leur go-pro et filent. Ils ne sont pas venus pour moi mais pour leur performance. Je ne m'offusque pas. Ils ne font pas de bruit. Ils se préoccuperont de moi plus tard car je serai entrée dans leur peau. Juste, ils ne le savent pas encore.
Maintenant, la paix des origines est retombée sur moi. Je suis à nouveau seule. Pas vraiment seule, j'ai mes amis les bêtes qui habitent chez moi et qui reprennent confiance. Au fond des vallées, dans les villes c'est la désolation. Un silence de mort parmi ceux qui craignent le silence comme la peste. Comme le coronavirus. Ils s'échangent des vidéos, des films, des blagues pour se divertir. Moi, je ne me divertis pas. J'observe et je réfléchis. Ils feraient bien d'en faire autant. Le moment est venu.
.
Bonjour
J'ai beaucoup aimé votre texte
Espérons , qu'après , les hommes reprendront un peu plus soin de notre
merveilleuse nature , et pas seulement que de nos montagnes....
bien cordialement
douce mélodie des sommets,
sur les chemins, les moines et les sœurs se promènent pourtant comme d'habitude (avec des masques)
les chamois vont et viennent plus sereinement,
même les mouflons sortent de la forêt,
le ciel n'a plus de trace étrange,
l'air est plus pur,
le silence encore plus fort,
les oiseaux plus beaux,
majestueux dans leur vol,
celui qui ose est seul,
celui qui ose à le cœur encore plus profond,
il ne joue plus, il ne saute plus, il est comme interdit
absent...
mes nuits sont comme mes jours,
confinés du bruit démesuré,
je respire,
je me repose,
j'avoue je me régénère,
les étoiles me protègent,
je m'adapte vite,
des changements,
je me sens en vacance.
est ce que certains me manquent ?
un peu,
les retrouver ?
probablement ?
les cycles ca me connait,
j'accueille tout et toujours.
je suis inébranlable.
seront t-ils changés ?
seront t-ils plus beaux ?
plus que jamais,
avec leurs folies et leur beautés...aussi...
peut-être.
je patiente,
forte
à toutes épreuves,
la vie va,
la vie vient
de mes croix, j'observe,
les chemins vides,
les sentes,
la vie est douce, lente,
ne croyez pas, ici ça vie,mieux,
comme j'aime la planète terre...
Merci pour ce joli texte. Peut-être avons nous retrouvé notre fragilité si longtemps oubliée ! Rêvons qu'elle nous permette de retrouver du bon sens... rêvons, c'est déjà ça et c'est tout ce qui nous reste !
De si beaux textes, c'est aussi beau qu'un CR de Taramont ou Petitcaillou...
Les sorties me manquent, mais vous me comblez !...
Merci Taramont,
un texte qui m'a fait beaucoup de bien.
Au plaisir
Bon ski[AT]tous pour après.
taramont a dit :J'observe et je réfléchis. Ils feraient bien d'en faire autant. Le moment est venu.
Là, tout est dit!
Merci pour le partage!
Coucou de Bavière, où sortir n'est pas (encore?) interdit, même si certains l'aimerait bien. Je souhaite à nous tous beacoup de force dans cette épreuve, qui met en danger non seuleument notre santé, mais aussi notre société fondée sur l'idée de la liberté.
Merci Taramont, merci, merci.
A quand le bouquin? Je réserve un exemplaire, évidemment!
En attendant, peut-être, des messages réguliers pour nous aider dans notre réflexion...
En tous cas...MERCI!
Merci Taramont
pour ce moment de poésie
Toi qui par veaux et par monts
Ne peut plus aller à skis.
Ni même à pied d'ailleurs.
Ne tombons donc pas dans l'aigreur
Et attendons des jours meilleurs
Avec des mots sans douleur.